Paul et notre vie religieuse
Paul n’a pas à être impliqué dans l’apparition historique de la ‘vie religieuse’ comme institution. Ce serait anachronique. Les premières tentatives naissent en Egypte au début du IIIème siècle, avec St Antoine, et la transition entre les anachorètes et le monachisme.
Mais dans la mesure où la ‘vie religieuse’ (notre vie FMC et SdC) est fondamentalement une vie chrétienne vécue dans l’intensité et dans l’urgence, alors Paul est capital pour nous. Car, que nous apportent ses ‘‘lettres’’ ? Non pas une connaissance de la vie même de Jésus : les Évangiles assumeront ce rôle, et n’apparaîtront d’ailleurs comme ‘écrits’ qu’après la mort de Paul. Lui-même nous livre une réflexion fondamentale sur les premières expériences de vie chrétienne par les premières communautés de foi.
Et quand, de plus, on prend justement conscience que ces ‘‘lettres’’ pauliniennes sont les premiers ‘‘écrits’’ chrétiens, apparus au moins 10 ans avant le premier Évangile (Marc), on perçoit qu’on se trouve, avec Paul, à la source véritablement initiale et pure non pas de la connaissance de la vie de Jésus mais déjà du premier ‘vécu’ chrétien, 25 ans seulement après la mort et la résurrection de Jésus. C’est tout à fait extraordinaire et primordial.
Actuellement on situe l’écriture de l’évangile de Marc vers 68-70, avant la chute de Jérusalem en 70 : c’est-à-dire 10 à 15 ans après les grandes épîtres de Paul (53-58).
Les évangiles de Matthieu et de Luc et les Actes de Apôtres seraient tous postérieurs à cette année 70 : on les considère comme écrits entre 70-80. Quant aux textes johanniques, on situe leur parution autour de l’année 95.
Pour ma vie de religieux, je suis particulièrement sensible à certains aspects de l’expérience de vie chrétienne de Paul :
- L’intériorité christique de toute vie chrétienne.
- Une ‘intelligence de la foi’ fondée sur le Christ.
- Une vie donnée et pauvre d’apôtre.
- Paul et la fraternité communautaire en Christ.
L’intériorité christique de toute vie chrétienne.
Après la mort de frère Jacques-Paul Lamblin en 1998, je me suis approprié son exemplaire TOB du Nouveau Testament. En l’ouvrant, j’ai trouvé trois textes couverts de la couleur orange d’un ‘stabilo’ pour les mettre en relief et trois seulement :
- « Pour moi vivre, c’est la Christ. » (Phil 1,21)
- « Il s’agit de le connaître, lui, et la puissance de sa résurrection, et la communion à ses souffrances, de devenir semblable à lui dans sa mort. » (Phil 3,10)
- Avec le Christ, je suis un crucifié. Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. » (Col 2,19)
Ce soulignement orange signifiait pour moi qui l’ai connu et longuement accompagné, qu’il avait lu dans les mots de Paul sa propre histoire de crucifié par son épilepsie et par sa conséquence : sa surdité totale après sa chute à La Houssaye. Mais aussi j’ai cru deviner qu’il soulignait dans ces phrases de feu le fondement de toute vie chrétienne qui a décidé de ‘‘suivre Jésus’’. Et notamment de sa ‘‘vie religieuse’’, de la mienne aussi, de la nôtre à tous.
Que Saint Paul ait pu découvrir et exprimer cela si clairement et fortement à peine 25 à 30 ans après la mort de Jésus est littéralement stupéfiant. Tout le christianisme est là, déjà là ! C’est pourquoi en tant que religieux (se) je dois à Paul ma raison la plus profonde d’être religieux et de désirer l’être davantage. Il nous faut prier Paul pour cela. Il est notre patron à ce niveau là, et pas seulement pour sa vie missionnaire.
Dans les évangiles synoptiques je trouve bien quelques secrets de la vie intime de Jésus, de sa vie intérieure : sa joie et son action de grâce au retour de la mission des 72, son tremblement des profondeurs au Jardin des Oliviers (‘‘Père, s’il se peut…’’). Mais le propos des synoptiques est la vie de Jésus, pour permettre la ‘‘suite du Christ’’ (‘‘Sequela Christi’’).
Au contraire, dans l’évangile de Jean, dans le discours d’adieu de Jésus après la Cène, il y a des passages qui concernent l’existence chrétienne et donc rejoignent l’expérience paulinienne (Jn 14 à 16) :
- « Je ne vous laisserai pas orphelins.
Je viens à vous. » (14,18)
- « Celui qui m’aime (…) je me manifesterai à lui. » (14,25)
- « Vous connaîtrez que je suis en mon Père
et que vous êtes en moi et moi en vous. » (14,20)
… et bien d’autres, concernant notamment l’Esprit.
Saint Jean a sa manière propre : son approche est plus mystique en un certain sens, plus contemplative, plus trinitaire aussi que celle de Paul qui est plus concrète, plus motrice d’action, de toute façon plus proche de l’expérience du Christ post-pascal, plus totalement imprégné du ressuscité. Les écrits johanniques se situent quelques trente ans après les pauliniens, vers 95. C’est peut-être pour cela qu’ils suggèrent une expérience chrétienne plus élaborée vers l’expérience trinitaire. Paul est vraiment le premier à décrire ce que peut être une vie intérieure de l’homme croyant séduit par le Christ.
Une ‘intelligence de la foi’ fondée sur le Christ.
Le Père Épagneul nous appelait à vivre du Christ pour l’annoncer : « Contemplez-le d’abord ». D’où l’approche qui précède sur la vie intérieure de Paul et son expérience christique si fondamentale. Elle est toujours une urgence de l’aujourd’hui de nos vies pour ne pas tomber dans des dévotions chrétiennes multiples et secondaires qui masqueraient l’essentiel et alourdiraient le message au cœur de la foi. Donc après l’expérience spirituelle de Paul se nourrir de sa pensée qui a tant marqué le Père. Se nourrir de sa théologie.
‘‘Incontestablement, la figure de Paul domine la première génération chrétienne de son écrasante présence. Cet apôtre a légué au christianisme non seulement un réseau de communautés couvrant la moitié de l’empire romain, mais des concepts comme ‘rédemption’, ‘justification’, ‘liberté’, ‘conscience’ qu’on chercherait en vain dans les évangiles et qui, avec lui, se sont installés dans le vocabulaire de l’Église. Et c’est à partir d’eux que se sont élaborées, dès le IIIème siècle, les dogmes chrétiens.’’
‘‘Paul de Tarse, un homme aux prises avec Dieu’’ par Daniel Marguerat p.91 – éd. Du Moulin)
Donc Paul, le théologien, mais pour exprimer culturellement le ‘‘message au quotidien’’ de Jésus, et éclairer notre ‘vécu’ à chacun. Dans notre vie FMC SdC de chrétiens (nes) en mission rurale nous avons tous les jours à témoigner du Dieu « qui nous a aimés jusqu’à nous donner son Fils » (‘rédemption’) de l’accès à Dieu ouvert à tous gratuitement (‘justification’) de la liberté intérieure qu’il suscite en tout homme et de la conscience qu’il éveille et fortifie en chacun, pour vivre sa vie en conscience, et choisir d’être choisi (e) : le ‘oui’ de Marie, le ‘’tout est grâce’’.
Il faut demander à Paul que cette intelligence de la foi nous soit donnée et redonnée quelque peu, pour ne pas être des témoins indignes en rural et au cœur de nos communautés chrétiennes.
Une vie donnée et pauvre d’apôtre
Paul n’est pas un intellectuel en Chambre. Il a engagé sa vie, ses forces, sa santé, sa résistance et sa sensibilité dans sa mission pour le Christ.
Nous pouvons relire sa vie – et la nôtre comme religieux – à la lumière de deux passages des lettres aux Corinthiens, qui sont comme des cris : I. Cor 4,9-13 et II. Cor 11, 21et ss. Là, Paul se livre à fleur de peau, à fleur d’émotion, à fleur de souffrance, avec l’humble fierté du devoir vécu ; de ce que le Christ lui a permis et demandé de vivre. Une pauvreté qu’il a choisie mais non programmée ni prévue, parce qu’elle vous arrive par les évènements de la vie.
Je pense à cette confidence : « nous peinons en travaillant de nos mains » (I. Cor 14, 12), à partir de quoi chaque sœur et chaque frère peut relire sa vie de travail ‘‘pour n’être à charge à personne’’ comme Paul.
Cette vie de travail (travail des tentes pour lui) revêt comme pour nous une valeur missionnaire à côté de sa nécessité pécuniaire. La mobilité de la civilisation marchande et de travail à toutes les époques a permis la diffusion des religions et notamment celle du christianisme naissant en territoire de diaspora.
Les sœurs et les frères n’auront pas travaillé en vain, pour la mission elle-même. Nous avons pu trouver notre souffle, notre courage au boulot auprès de Paul et nous le pouvons toujours. Son histoire est un tout petit peu la nôtre à tous.
Paul et la fraternité communautaire en Christ.
J’ai connu, lors de mes années dans la Drôme, un ami aumônier d’Action Catholique Rurale qui arrivait à faire naître des groupes durables de réflexion et d’action partout où il passait. Paul est un homme de ce charisme là. C’est certainement un fondateur de communauté de foi.
Nos vies FMC et SdC sont tout entières saisies par notre appartenance à notre communauté religieuse et par notre vocation à susciter, accompagner, soutenir des communautés chrétienne en rural. Le charisme communautaire de Paul ne peut pas ne pas nous concerner. D’où vient donc, chez ce semeur de communautés, cet incroyable charisme ? À quelle conviction fondamentale le puise-t-il ?
« Vous avez été baptisés en Christ (…)
Il n’y a plus ni Juif, ni Grec,
ni esclave ni homme libre,
ni homme ni femme,
car tous vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ. »
(Col 3,28)
Voilà ce qui fonde, pour Paul, la communion chrétienne. Tout homme est aimé gratuitement par Dieu, le Christ a versé son sang pour lui. Ainsi tout homme possède une valeur inestimable, qui transcende toute les différences humaines et sociales, tous les échecs de la vie et toutes les réussites. Alors les communautés au nom de Jésus peuvent et doivent rassembler des hommes, ce qui suppose de savoir gérer les diversités et les différences (cf. la communauté divisée de Corinthe sur de faux motifs, la réflexion de Paul sur le Corps et les membres (I. Cor 14…). Car il faut garder le bon sens devant des situations viables ou inviables.
Pourquoi ne pas parler à Paul de ‘nos’ communautés religieuses, paroissiales, diocésaines, ecclésiales, et de nos participations aux institutions, groupes de réflexion et d’action. Il y a encore des esclaves et des hommes libres, des femmes et des hommes, des juifs, des Grecs, hommes de toutes races et couleurs, des frères humains qui cherchent à ne pas s’évader de leurs responsabilités vis-à-vis de leurs frères, à participer au salut de l’homme d’aujourd’hui dans l’esprit de Jésus.
Comme Paul, comment ne pas porter dans notre cœur ces nombreuses communautés où nous sommes passées ou passons, voyageurs pour le Christ comme lui.
Frère Paul Rougnon
Prieuré saint Martin, La Houssaye en Brie